XIII
LE RETOUR DU « SPARTAN »
A midi le lendemain, l’escadre amoindrie se trouvait à cent vingt milles à l’est de Las Mercedes, hors de vue du continent, et gîtait fortement sous une brise de nordet. Le ciel était sans nuages et, malgré le vent, la chaleur presque insupportable. Aussi les hommes qui n’étaient pas de quart cherchaient-ils la moindre parcelle d’ombre.
Bolitho gagna l’échelle de poupe : l’Hermes roulait et tanguait deux bonnes encablures plus loin. Avec ce vent soufflant presque par le travers bâbord, ses vergues étaient brassées serré et ses voiles, gonflées au maximum, donnaient l’impression de vouloir faire gîter le navire jusqu’au franc-bord.
Il venait juste de haranguer les matelots fraîchement embarqués et, aussi fatigué qu’étrangement désabusé, avait regagné l’arrière. Tandis qu’il leur parlait, il avait observé leurs réactions, essayant d’y lire des signes d’enthousiasme ou d’amertume. Et, sans nul doute, c’étaient les sentiments d’amertume qui dominaient. La joie et l’excitation d’être libérés avaient cédé la place à la résignation, voire à la consternation. Ils étaient désormais confrontés à la perspective de servir à bord d’un vaisseau du roi, probablement pour des années, et certains ne vivraient jamais assez longtemps pour connaître autre chose.
Envolés les privilèges des paisibles traversées de routine, l’agrément d’une confortable solde et, en prime, la chance de retrouver leur foyer à la fin de chaque voyage ! Mais leur dépit n’éveillait même pas la sympathie parmi l’équipage de l’Hyperion car, comme c’était l’habitude dans la Navy, l’attitude du matelot ordinaire était de considérer que puisque tel était son sort, d’autres tout aussi bien pouvaient le partager.
Bolitho, lui, considérait les choses différemment, sachant les dangers que pouvait receler une rancœur accumulée, et il avait fait de son mieux pour alléger, sinon dissiper leurs inquiétudes. Qu’il ait échoué dans sa tâche ne faisait qu’aggraver sa lassitude et son malaise. Il savait au plus profond de son cœur que s’il avait lui-même été délivré de quelques soucis intimes, il aurait sans doute trouvé en lui les ressources qui lui auraient permis d’être entendu de ces gens.
Il se retourna vers le groupe des aspirants. Rassemblés sur le côté sous le vent de la dunette, ils prêtaient une oreille attentive à Gossett, qui grommelait son chapelet quotidien d’instructions et tentait de les initier aux mystères et aux plaisirs du sextant.
— Approchez un peu, monsieur Pascœ.
Le ton du maître était rauque, impatient ; manifestement il ne songeait qu’au repas de midi qui l’attendait dans la fraîcheur du carré et au verre bien mérité qui l’arroserait.
— Montrez-nous comment vous vous en servez.
Pascœ se saisit du sextant qui étincelait et le fixa pensivement. Gossett grogna :
— Ça vient, oui !
Il leva un poing rageur :
— Monsieur Selby, venez ici et faites une démonstration à ce jeune gentleman ; moi, j’en ai assez.
Bolitho se surprit à serrer la rampe en teck de l’échelle de toutes ses forces et regarda son frère traverser la dunette pour prendre le sextant des mains du garçon. Il était trop loin pour entendre ce qui se disait, mais il pouvait imaginer, d’après l’expression du gamin et ses quelques hochements de tête, que les calmes paroles de Hugh faisaient leur effet.
Le lieutenant Stepkyne était de quart et surveillait l’instruction avec une exaspération manifeste.
— Ne gaspillez pas votre temps, monsieur Selby !
La voix rude fit sursauter Pascœ, qui lui lança un regard de haine.
— A bord de ce navire, une leçon est une leçon, pas un cours particulier !
— A vos ordres, lieutenant, répondit Hugh, les yeux baissés. Je vous prie de m’excuser.
Bolitho chercha le maître des yeux, mais Gossett s’était déjà éclipsé vers son poste. Stepkyne marcha d’un air détaché vers les aspirants.
— Tenez-vous-le pour dit.
Il oscillait sur ses talons, les yeux rivés sur le second maître, tel un fermier examinant du bétail au marché.
— Il était en train de m’expliquer, lieutenant… balbutia Pascœ… comme un officier devrait toujours montrer…
Stepkyne se retourna et le fusilla du regard.
— Vraiment ?
Il fit volte-face :
— Un officier ? Voyez-vous ça ! Par Dieu, quelle connaissance prétendez-vous avoir en la matière, monsieur Selby ?
Bolitho vit les aspirants échanger des coups d’œil furtifs. Ils étaient trop jeunes pour apprécier la méchanceté de Stepkyne. Ils avaient honte, ce qui était pire. Mais seul le sort de son frère l’inquiétait. Il vit un éclair de colère passer dans ses yeux, puis Hugh haussa le menton en un mouvement de défi.
— Vous avez parfaitement raison, lieutenant, je ne connais rien à ces choses, répondit-il le plus calmement possible.
Stepkyne, toujours près du bastingage, donnait libre cours à ses sarcasmes :
— Je suis bien aise de l’apprendre. On ne peut se permettre de laisser les hommes avoir des idées au-dessus de leur condition, n’est-ce pas ?
Bolitho émergea de l’ombre ; il avança, tel un automate, sans trop savoir ce qu’il faisait.
— Monsieur Stepkyne, si vous consentiez à vous consacrer à votre tâche, j’en serais également fort aise ! L’heure d’instruction est terminée !
Stepkyne, piqué au vif, ravala sa salive :
— Je m’assurais qu’ils ne perdaient pas leur temps, commandant !
Bolitho le regarda froidement :
— Il me semblait que vous utilisiez leur temps à des fins de divertissement personnel. A l’avenir, si vous n’avez rien de mieux à faire, j’aimerais en être informé. Je suis certain de pouvoir utiliser vos talents à des tâches plus utiles et plus méritoires.
Il tourna les talons et se dirigea vers l’échelle de poupe, le cœur battant douloureusement à chaque pas. De toutes ses années passées en mer, il ne pouvait se rappeler avoir jamais réprimandé un officier devant ses subordonnés. Le vrai, c’est que ceux qui ne s’en privaient pas suscitaient en lui mépris et défiance. Mais avec ce tyran de Stepkyne, comment agir autrement : lui et ses pareils ne paraissaient comprendre que ce genre de traitement.
Bolitho avait du mal à dissimuler son malaise : il ne se sentait vraiment pas très fier de lui ; comme les aspirants, il éprouvait plus de honte que de satisfaction à voir s’exercer publiquement une telle justice. Il se mit à faire les cent pas le long du bastingage, insensible au soleil qui lui cuisait les épaules et aux regards en coin des hommes de quart. A vouloir à tout prix sortir son frère de ce mauvais pas, ne s’y était-il pas pris à rebours ? Une fois revenu de sa surprise, Stepkyne ne manquerait pas de s’interroger sur le comportement de son commandant. Et, dans ce cas, il pouvait craindre le pire…
— Holà du pont ! Une voile au vent de la proue.
Le cri de la vigie, attirant son regard vers les hauts, avait arrêté net son va-et-vient. Il s’empara d’une longue-vue dans le râtelier et grimpa aux haubans d’artimon, goûtant le sel sur ses lèvres poudrées par le fin dépôt que charriait le vent marin. Un instant, il crut que la vigie avait pris le petit sloop Dasher pour un nouveau venu, mais un rapide coup d’œil le détrompa. Loin par le travers bâbord, le sloop tenait son poste ; la silhouette de ses perroquets se fondait dans l’horizon brumeux.
Il attendit que l’Hyperion ait étalé une lame pour pointer sa lunette par-dessus la proue. Il distingua l’enchevêtrement des haubans et la splendeur colorée du Telamon en tête de ligne, avec la marque de Pelham-Martin flottant au mât. Et puis juste une ombre sous le ciel clair, qui devait être le navire en approche. Il courait sous le vent, toutes voiles dehors, et semblait émerger de la brume, pointant droit sur l’escadre.
— Du pont ! C’est une frégate. Anglaise, d’après l’allure.
Bolitho redescendit jusqu’à la dunette et tendit la longue-vue à l’aspirant de quart. Inch, sortant du carré, achevait de mastiquer sa dernière bouchée.
— Rappelez les deux bordées, monsieur Inch, et préparez à réduire la toile. Cette frégate sera bientôt sur nous et semble très pressée de nous apporter des nouvelles.
Il entendit les trilles des sifflets de manœuvre et les pas précipités alors que ses ordres étaient relayés de pont en pont. Aveuglés par le soleil, les matelots jaillissaient des écoutilles et se pressaient vers leurs postes.
L’aspirant Carlyon, chargé des signaux et conscient de sa toute fraîche responsabilité, se tenait paré, avec ses hommes, près des drisses. Un officier marinier expérimenté, armé d’un télescope, avait croché les haubans d’artimon, les jambes enroulées autour d’une enfléchure, en équilibre parfait malgré le roulis prononcé du navire.
Bolitho reprit sa longue-vue et scruta la frégate qui approchait rapidement. Des gerbes d’écume jaillissaient par-dessus sa proue et sa coque élancée se balançait au vent ; elle commençait à virer de bord, des signaux montaient au mât.
— Ainsi, le commandant Farquhar a rejoint l’escadre, dit-il d’une voix posée.
Inch était sur le point de parler quand Carlyon lança :
— Spartan à Telamon : « Message urgent pour le commodore. »
Il sursauta lorsque Inch aboya :
— Surveillez le navire amiral, bon sang !
— Ex… cusez-moi, monsieur !
Carlyon pointa sa longue-vue sur le Telamon, où des signaux claquaient au vent. Il bredouilla :
— Signal général : « Mettre en panne. »
— Exécution, monsieur Inch, fit Bolitho, sinon l’Hermes nous prendra de vitesse.
Tandis que matelots et fusiliers marins s’activaient, il regardait le Spartan achever sa manœuvre. Farquhar virait lof pour lof avant même que le signal d’aperçu n’ait été halé bas sur le Telamon.
L’Hyperion roula fortement en venant au vent, les perroquets cargués ; menaces et jurons fusaient de toutes parts sur le pont. Bolitho se demandait quel genre de nouvelles Farquhar pouvait bien apporter. Il faudrait certainement plus que cette belle démonstration d’habile manœuvrier pour apaiser le commodore.
Le navire prenait une forte gîte sous l’effet du vent ; et tandis que, les pieds crochés dans les enfléchures mouvantes, les gabiers se débattaient avec la toile rebelle, haubans et drisses claquaient et vibraient de plus belle.
— Le Spartan ne sera certainement pas félicité d’avoir manqué l’attaque de Las Mercedes, commandant ! souffla Inch.
Bolitho se frotta les yeux : d’autres pavillons apparaissaient au-dessus du bordé du Telamon. Si les sloops avaient pu retrouver le Spartan avant la bataille, Farquhar serait aujourd’hui par le fond avec son navire, aux côtés de l’épave carbonisée de l’Abdiel songea-il.
L’officier marinier chargé des signaux lança encore :
— Une chaloupe déborde du Spartan, commandant.
Bolitho se cramponna aux filets de bastingage pour regarder le petit canot monter à la lame et plonger dans les creux, ses avirons s’élevant et retombant telles les ailes d’un goéland. Il voyait la silhouette bien droite de Farquhar sur le banc arrière, crânement coiffé de son chapeau galonné dont les ors jetaient des feux, comme pour inciter les nageurs à soutenir leur effort. Il entendit une réflexion du lieutenant Roth : « De mauvaises nouvelles, sans aucun doute » ; et Inch lui rétorquer : « Gardez vos opinions pour vous. »
Le canot crocha dans les bossoirs du hollandais ; sa petite coque tanguait et cognait contre les murailles du vaisseau, malgré les efforts des marins pour l’empêcher de chavirer. Il avait noté la pointe d’amertume dans la voix d’Inch. Le même ton qu’il avait eu pour expliquer le retard de Pelham-Martin lors de l’attaque de Las Mercedes. Le commodore, apparemment, n’avait pas fait confiance à Bolitho et à son détachement, convaincu d’avance qu’ils ne parviendraient ni à détruire la batterie cachée, ni même à traverser les marais. Bolitho pouvait d’une certaine façon comprendre les réticences de Pelham-Martin, tout comme il pouvait imaginer la frustration et la colère qui avaient dû régner à bord des navires attendant, par le sloop Dasher, des nouvelles de la canonnade.
Cependant Bolitho était sûr d’une chose : s’il s’était contenté de détruire ces canons, s’il ne les avait pas utilisés pour tirer sur les vaisseaux français à l’ancre, Pelham-Martin n’aurait jamais lancé cet ultime assaut. Et lui et ses hommes auraient péri. Comme l’avait fait remarquer Fitzmaurice avant l’opération, il en aurait rendu Bolitho responsable, et l’Angleterre aurait gobé cette version des choses.
Une impatience grandissante lui serrait les mâchoires. Mais Carlyon cria :
— Signal général : « Tous les commandants requis à bord immédiatement. »
— Préparez mon canot, ordonna-t-il avec un geste d’irritation.
Il chercha Allday des yeux, mais celui-ci apportait déjà le chapeau et l’habit galonné. Tandis qu’il se débarrassait de son manteau défraîchi, il surprit plusieurs regards scrutant le Telamon, où l’on apercevait déjà les signes d’une activité fébrile : qu’avaient en tête ces hommes, se demanda-t-il un instant. Rares étaient à bord ceux qui savaient vraiment où se trouvait le vaisseau, qui étaient capables de mettre un nom sur la terre la plus proche. Ils n’avaient pas voix au chapitre : on leur demandait d’obéir et d’accomplir leur besogne, un point c’est tout. Qu’avaient-ils besoin d’en savoir plus ? Bolitho, lui, était d’un autre avis, et un jour ou l’autre…
Il leva les yeux lorsque Inch fit son rapport :
— Le canot est à couple, commandant.
Il ne s’était même pas rendu compte qu’on avait déjà débordé l’embarcation. La fatigue, la tension prenaient le dessus. Il acquiesça et se hâta vers la coupée. D’un regard vers le bas, il vit les sabords inférieurs à fleur d’eau ; l’instant d’après, lorsque la coque donna violemment de la bande en s’éloignant du canot, le cuivre des bouchains ronds du vaisseau étincelèrent sous le soleil.
Une courte inspiration. Compter les secondes et ensuite sauter. Des mains saisirent ses bras et ses cuisses et il chancela vers le banc arrière. Déjà l’Hyperion s’éloignait ; les avirons du canot fendaient les crêtes moutonneuses tandis qu’Allday pointait vers le Telamon.
Il avait à peine eu le temps de reprendre son souffle que déjà il lui fallait escalader la coque du vaisseau hollandais jusqu’à sa coupée surchargée d’ornements.
C’était un enseigne des îles qui le menait vers l’arrière ; sur le chemin, Bolitho remarqua de nouveaux pavillons hissés sous la direction d’un officier marinier anglais : les vaisseaux, comprit-il, recevaient l’ordre de reprendre leur route et leur formation. Ainsi, c’était une nouvelle conférence qui l’attendait.
Il entendit un concert de clameurs et vit que l’on halait une chaise de calfat par-dessus le bordé. C’était Fitzmaurice, le commandant de l’Hermes, qui préférait essuyer l’affront de se laisser charger à bord comme un vulgaire ballot plutôt que de courir le risque, réel, de se noyer ou de s’écraser contre la muraille.
Dans la cabine de poupe, il faisait très sombre, surtout aux yeux de qui venait d’affronter la réverbération violente de la mer. Bolitho eut besoin de plusieurs secondes pour identifier Pelham-Martin dans cette silhouette massive, carrée au creux d’un fauteuil dont les pieds étaient solidement arrimés par des chevilles à boucle pour lui éviter de caramboler contre les cloisons. Farquhar se tenait debout près de la table, son corps maigre légèrement voûté pour compenser le mouvement de roulis. La silhouette de Mulder, le commandant du Telamon, se détachait à contre-jour sur les fenêtres de poupe, la tête levée, comme pour prêter l’oreille aux ahanements de son équipage, là-haut sur le pont.
— Ah, Bolitho, vous voilà !
Pelham-Martin fit un rapide signe de tête :
— Nous n’attendons plus que Fitzmaurice pour pouvoir commencer.
Quelle réaction l’emporterait chez lui à le revoir, s’était demandé Bolitho : dégoût ou colère ? A sa grande surprise, il ne ressentait rien qu’il pût aisément nommer. Il s’était attendu à voir le commodore manifester quelque satisfaction après la destruction des deux vaisseaux ennemis. Quince lui avait laissé entendre qu’il n’avait pas dépêché l’Indomitable à Antigua avec des blessés pour seul chargement ; le navire endommagé avait aussi à son bord un rapport enthousiaste destiné à informer l’amiral et l’Angleterre tout entière de sa victoire – sans faire mention toutefois des unités qui s’étaient échappées ni de la situation inextricable dans laquelle ils se trouvaient.
Au lieu de cela, Pelham-Martin était assis dans la pénombre, calme et silencieux. Ses yeux s’habituant à l’obscurité, Bolitho discernait désormais le visage de Farquhar, tendu et fatigué, les lèvres serrées. Lorsqu’il sentit le regard de Bolitho posé sur lui, celui-ci eut un léger haussement d’épaules.
Quand Fitzmaurice fit son entrée, Pelham-Martin, sans même lui laisser le temps de s’excuser de son retard, annonça d’emblée :
— Le commandant Farquhar vient de nous apporter de graves nouvelles. Mais mieux vaudrait que vous le répétiez avec vos propres mots, poursuivit-il avec un regard adressé au jeune commandant.
Farquhar chancelait de fatigue ; sa voix pourtant était toujours aussi tranchante, aussi impersonnelle :
— Il y a quatre nuits, je patrouillais dans le nord-ouest de l’île de la Tortue lorsqu’une canonnade s’est fait entendre vers l’est. Aux premières lueurs du jour, nous avons aperçu deux frégates aux prises. L’une était espagnole et l’autre, la Thetis, une française de quarante canons.
Il avait beau les savoir suspendus à ses lèvres, il ne montrait ni émotion ni fierté.
— J’ai reconnu la frégate espagnole : c’était celle qui était retenue à Caracas pour servir d’escorte au vaisseau annuel du trésor. Elle était en mauvaise posture et il ne lui restait que ses mâts.
Un soudain soupir traduisit enfin un je ne sais quoi d’humain chez cet homme si maître de lui.
— J’ai ordonné le branle-bas de combat et engagé la Thetis sans délai. Nous avons livré une bataille de près d’une heure. J’ai malheureusement perdu dix hommes, mais nous avons dû en massacrer cinq fois plus.
Son ton se durcit légèrement :
— Le français a battu en retraite et je me suis porté au secours des rescapés de l’autre navire.
— Vous l’avez laissé échapper ? interrogea Fitzmaurice.
Farquhar lui lança un regard morne :
— Je pensais que les renseignements espagnols avaient plus de valeur qu’une prise… Ou que l’argent de la prise !
Il s’attendait à d’autres questions ou réactions, et se retourna brusquement lorsque Bolitho prit la parole pour lui dire :
— Beau travail.
Il était également heureux que Farquhar eût découvert et engagé l’ennemi, quelque issue qu’eût connu le combat, songeait Bolitho. De toute évidence, à la distance où il se trouvait de la position qui lui avait été assignée, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’aucun des sloops partis à sa recherche n’eût réussi à le retrouver.
— Avez-vous appris quelque chose d’important ? poursuivit-il de la même voix posée.
Farquhar se détendit :
— Il ne restait qu’un seul officier vivant. Il m’a fait savoir que sa frégate escortait le vaisseau du trésor, le San Leandro, qui a quitté Caracas il y a six jours à destination de Tenerife. Au large de l’île de la Tortue, ils avaient été surpris par quatre vaisseaux de ligne et la frégate Thetis. En tout état de cause, les Espagnols se sont bien battus mais ils n’avaient pas la moindre chance. Le San Leandro a amené ses couleurs et un équipage de prise a embarqué. La frégate espagnole était beaucoup trop endommagée pour s’y opposer, ou seulement poursuivre le combat. Et tandis que l’escadre s’éloignait avec sa prise, la Thetis a mis en panne pour lui porter le coup de grâce une fois l’aube venue. Vous connaissez le reste, messieurs.
Le silence qui suivit rendit palpable le tension qui régnait dans la grande cabine ; chacun semblait peser pour sa part les conséquences de ces nouvelles.
— J’ai pris la frégate espagnole en remorque, mais je n’ai pas réussi à la sauver, reprit Farquhar. Le vent s’est levé et elle a coulé avec la plupart des survivants.
Mulder traversa la cabine et s’appuya lourdement sur la table :
— Qu’est-ce que l’officier espagnol vous a appris ?
Farquhar haussa les épaules :
— Mon chirurgien a dû lui amputer le pied droit, et il est dans un état critique. Je pense qu’il se ressent de la perte du San Leandro encore plus que de celle de son pied. Il a cependant ajouté quelque chose, mais je ne sais si l’on peut y accorder foi. Immédiatement après la capture du vaisseau du trésor, il a vu un pavillon hissé au grand mât. Un pavillon jaune frappé d’un aigle noir.
Fitzmaurice, qui regardait le pont d’un air morne, se redressa tout à coup :
— Mais c’est le pavillon qui flottait au-dessus de la ville de Las Mercedes ! Mon groupe de débarquement l’a aperçu lorsqu’il est allé libérer les prisonniers de la forteresse.
Il fixa les traits graves de Bolitho :
— C’est la marque du gouverneur !
Pelham-Martin semblait anéanti. Il haussa légèrement les mains puis les laissa retomber comme inanimées le long des bras de son fauteuil. Sa voix était rauque :
— Qu’est-ce que cela signifie ? Une nouvelle supercherie, une ruse de plus pour nous égarer ? Cela peut tout vouloir dire, ou rien du tout.
Fitzmaurice, les sourcils froncés, réfléchissait.
— Si Lequiller a capturé le vaisseau du trésor, cela va sûrement faire du tort à sa cause. Les Espagnols vont se sentir beaucoup moins enclins que par le passé à changer d’alliance.
— Si c’était bien Lequiller ! rétorqua Pelham-Martin d’une voix étranglée.
— Cela ne fait aucun doute, commodore, reprit Farquhar, tout en posant sur lui un regard vide d’expression ; l’officier espagnol a très clairement vu le vaisseau amiral. Un trois-ponts avec une marque de vice-amiral à l’avant.
Le commodore s’enfonça un peu plus dans son fauteuil :
— Tout ce que nous avons tenté, chaque phase de nos mouvements, ce Lequiller l’avait prévu !
Farquhar eut l’air surpris :
— Mais au moins, nous avons réduit son escadre de moitié, commodore.
Fitzmaurice l’interrompit sans ménagement :
— Deux navires se sont échappés à Las Mercedes.
— Si seulement j’avais plus de bâtiments… – Pelham-Martin semblait soliloquer. Sir Manley Cavendish savait pertinemment contre quoi j’aurais à me battre, mais il ne m’a donné qu’une force de misère pour y faire face.
Farquhar se tourna vers Bolitho :
— Et vous, qu’en pensez-vous, commandant ?
Bolitho ne répondit pas directement. Pendant que les autres discutaient et que Pelham-Martin se creusait la tête pour se trouver prétextes et excuses, il avait tenté de découvrir un lien, un indice, si mince fût-il, qui pût l’aider à dénouer ce qui pour lui tenait toujours du mystère.
— Que savons-nous du gouverneur de Las Mercedes ? demanda-t-il.
Mulder écarta les mains :
— Don José Perez. On raconte que son envoi aux Caraïbes relevait plus de la punition que de la récompense. Il est de haute lignée et d’une riche famille, mais nous avons entendu dire qu’il avait déplu à la cour d’Espagne en détournant les impôts de ses domaines. Las Mercedes doit ressembler à une prison pour un tel homme et, après vingt ans, je crois bien que…
— Vingt ans ? l’interrompit Bolitho.
Il se mit à arpenter la cabine de long en large, sous le regard stupéfait des autres.
— Je commence à comprendre ! Lequiller servait ici pendant la Révolution américaine et a souvent utilisé Las Mercedes comme base, parmi une foule d’endroits. Il doit tout connaître des antécédents de Perez ; il doit même avoir partagé ses confidences et discuté avec lui de ses perspectives d’avenir.
Il s’arrêta brusquement et dévisagea chacun de ses compagnons à tour de rôle.
— Je crois savoir ce que Lequiller a l’intention de faire, et ce qu’étaient ses ordres lorsqu’il a forcé notre blocus !
— Une attaque contre les possessions espagnoles ? s’étonna Fitzmaurice.
— Bien plus audacieux et lucratif que ça !
Bolitho se dirigea vers les fenêtres de poupe et regarda fixement son propre navire.
— Toute attaque des territoires espagnols dans cette région enflammerait certainement l’opinion contre lui. Mais s’il devait rentrer en Espagne, imaginez les conséquences !
Pelham-Martin suffoquait :
— Mais c’est absurde ! La justice espagnole pendrait ce Perez, aristocrate ou pas !
— Seul et sans aide, peut-être, répliqua froidement Bolitho. Mais soutenu par l’escadre de Lequiller, et avec un navire renfermant dans ses cales plus que la rançon d’un roi, pensez un peu au résultat !
Voyant l’incertitude faire place à la panique sur le visage rond du commodore, il durcit sa voix :
— Lequiller a toujours eu l’initiative. Diviser et conquérir, telle est sa méthode, et il a réussi presque tout ce qu’il a entrepris. Nous étions prévenus qu’il est entièrement acquis à sa cause, et sans pitié. Le fait qu’il ait pendu des prisonniers de guerre hors d’état de nuire aurait dû nous convaincre de sa détermination, de sa volonté forcenée d’en arriver à ses fins.
— Mon Dieu, vous avez raison ! approuva Farquhar. Toute la confiance que le gouvernement espagnol pouvait placer en nous s’envolera à la simple vue de l’escadre de Lequiller. Et la colère de la cour à l’encontre de ce Perez aura tôt fait de s’évanouir lorsque leur trésor sera livré à bon port.
— Comptez sur l’Église pour y veiller ! ajouta Fitzmaurice en s’asseyant, accablé. La plus grande partie de l’or prendra sans aucun doute le chemin de ses coffres ! Ainsi tous nos efforts n’auront-ils servi de rien… reprit-il, abattu. En ce moment même, les navires de Lequiller sont peut-être sur le chemin du retour.
Il jeta un coup d’œil furtif au commodore, qui restait de marbre.
— On ne peut rien faire !
— Je n’ai pas cessé de tenter de me mettre à la place de Lequiller pour considérer les événements, dit Bolitho. D’épouser en pensée sa tactique, son mépris total pour tout ce qui ne relève pas des fins qu’il s’est données. Quand j’ai vu ces soldats espagnols dans des uniformes français, j’aurais dû deviner l’étendue de ses ambitions. Ils ont vraisemblablement entraîné ces hommes pendant des mois, peut-être même plus, et les uniformes ne servaient qu’à masquer le véritable but du gouverneur. Dans le pire des cas, il aurait pu plaider que sa ville et ses défenses avaient été submergées par l’ennemi !
Il marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter :
— Dans le meilleur des cas, il aura derrière lui une force entraînée lorsqu’il rentrera dans son propre pays. Nombreux seront ceux qui voudront se ranger à ses côtés.
Il vit Fitzmaurice hocher de la tête et continua impitoyablement :
— Pensez simplement à la résonance que cela aura sur le moral de l’Angleterre. L’Espagne est notre seule tête de pont en Europe, le seul pays suffisamment fort pour opposer ses armes à l’ennemi. Il suffirait d’une soudaine insurrection pour que tout s’écroule en quelques semaines, voire quelques jours, et que plus rien ne sépare l’Angleterre d’une Europe unifiée. Rien qu’un ruban d’eau, et une étroite ligne de navires !
Bolitho remarqua l’expression anxieuse de Mulder : ses mots avaient fait mouche. Pour la première fois peut-être, Mulder pensait en Hollandais et non en garant du territoire de Sainte-Croix. Et l’immensité de la distance qui le séparait de sa terre natale, aujourd’hui écrasée sous la botte de l’ennemi, ne venait en rien atténuer la peine qu’il ressentait. Son pays avait peut-être déjà été forcé de déclarer la guerre à l’Angleterre. Ce ne serait qu’une simple signature au bas d’un traité, mais elle suffirait à faire de ce vieux navire un ennemi et ne lui laisserait aucune autre issue.
Bolitho, à la seule évocation d’une telle éventualité, bouillonna d’une folle colère. Ils avaient passé des semaines harassantes à rechercher en vain un ennemi insaisissable, et pendant ce temps-là Lequiller avait joué sa partie de son côté, selon ses propres règles. Des règles qu’ils venaient seulement de comprendre, alors qu’il était presque trop tard ! Il fallait un amiral particulièrement déterminé et sans pitié pour laisser la moitié de son escadre affronter seule la meute des chasseurs ; en fait, il avait pris le risque de sacrifier quatre de ses navires pour pouvoir se lancer en toute tranquillité à la poursuite de la grosse prise, le navire du trésor, car pour sa propre cause, il devait mettre la main sur ces richesses. Il savait bel et bien que même si Pelham-Martin réussissait à détruire ses quatre vaisseaux, son escadre se serait difficilement relevée du feu de la batterie cachée et qu’elle n’aurait plus été en mesure de contrecarrer ses plans avant longtemps.
— Je ne vois aucune autre explication possible, commodore, dit-il. Nous n’avons pas d’autre choix que d’agir en fonction des éléments à notre disposition.
Pelham-Martin tira un mouchoir de sa poche et le regarda fixement :
— Nous n’avons aucune certitude, Bolitho. Vous ne m’avez offert que des hypothèses. Imaginez ce qui se passerait si je donnais l’ordre à l’escadre de rechercher un endroit que nous sommes incapables de localiser et que, pendant ce temps-là, Lequiller fût ici, occupé à détruire par tous les moyens un commerce vital que nous avons eu tant de mal à établir !
— Il serait prudent de considérer les autres possibilités, commodore. Nos ordres étaient de prendre en chasse et de détruire l’escadre de Lequiller. Nous avons échoué.
Il vit ses mots cheminer dans l’esprit confus du commodore et ajouta :
— Le San Leandro vient d’être capturé dans ces eaux que nous avions ordre de contrôler et de rendre plus sûres. A supposer que nous le voulions, nous ne pouvons plus perdre de temps à rechercher les navires de Lequiller. Nous n’avons que le Spartan pour patrouiller loin de l’escadre. Les sloops sont bien trop vulnérables : des cibles rêvées pour l’ennemi !
— Que suggérez-vous donc ?
Pelham-Martin tentait de retrouver son sang-froid.
— Un retour à Las Mercedes ?
— Non, commodore. Ce serait gaspiller un temps précieux, et nous n’en avons pas le loisir. Je crois que si Lequiller a attaqué Sainte-Croix d’entrée de jeu, c’est parce qu’il savait qu’il pourrait avoir besoin d’une base de repli pour ses navires. Il en a été empêché par notre arrivée inattendue et par le courage des défenseurs hollandais. C’est pourquoi je suis certain que Lequiller n’est pas simplement venu ici pour exécuter des opérations de pillage. Des corsaires et des frégates auraient été plus propres à cela. Mais vous ne pouvez pas cacher une escadre indéfiniment.
Il jeta un rapide coup d’œil à Farquhar :
— Quels dommages avez-vous infligés à la frégate Thetis ?
— Le mât de misaine et le gréement étaient touchés, et son pont principal a subi des dégâts considérables.
— Et l’un des navires qui a fui Las Mercedes avait sa mâture sérieusement endommagée, renchérit Bolitho. Il était essentiel pour Lequiller de parvenir ici avec son escadre intacte. Cela doit être d’autant plus vrai aujourd’hui, or nous avons détruit une partie de ses navires.
Encore une fois, ce fut l’esprit vif de Farquhar qui reprit le fil interrompu :
— Alors, il doit y avoir une autre base, non ?
Perplexe, Bolitho se massait le menton :
— Mais nous sommes entourés d’un nombre incalculable d’îles ; il faudrait une flotte entière et un siècle pour la découvrir… Et pourtant, vous avez sûrement raison, poursuivit-il avec un hochement de tête. Un mouillage où il peut remettre ses navires en état et donner la dernière main à ses préparatifs…
— Connaissez-vous un tel endroit ? demanda Fitzmaurice.
— Pas encore.
Bolitho regarda Mulder.
— Mais je vais y réfléchir.
Pelham-Martin se leva et s’appuya sur le dossier de sa chaise.
— Si seulement les renforts arrivaient !… J’aurais dû tirer la leçon de mes expériences passées, laissa-t-il échapper avec un profond soupir.
Désespéré, il fixait Bolitho.
— Vous êtes mon commandant le plus ancien, et je dois tenir compte de vos conseils, sachant, j’en suis conscient, que ceux-ci se fondent sur votre expérience acquise au service du roi. Mais j’ai le commandement, et la décision finale m’appartient. Nous allons regagner Sainte-Croix en toute hâte, et j’enverrai un sloop avec mes dépêches vers l’Angleterre !
Bolitho le dévisagea, impassible. Cette capacité que possédait Pelham-Martin de se ressaisir après un moment d’abattement presque total le surprendrait toujours. La possibilité de se racheter avant que l’amiral Cavendish ne fût informé de son échec semblait lui avoir redonné force et autorité. Et c’est un regard empreint de sévérité qu’il porta sur Farquhar.
— J’avais l’intention de vous réprimander pour vous être éloigné de votre secteur de patrouille. Cependant, puisque votre initiative nous a apporté la seule information que nous ayons pu obtenir, je dois vous traiter avec indulgence et mentionner votre action dans mon rapport.
Farquhar le regarda avec froideur ; ses traits arrogants laissèrent transparaître un timide sourire.
— Quand je servais sous les ordres du commandant Bolitho en tant qu’aspirant, j’avais un excellent professeur, commodore ! J’ai appris alors que tenter d’engager l’ennemi sans avoir obtenu d’informations revient à envoyer un aveugle au combat avec un mousquet.
Bolitho s’éclaircit la gorge :
— Comptez-vous retourner sur mon navire, commodore ?
Pelham-Martin secoua la tête :
— Plus tard. J’ai besoin de réfléchir d’abord. Rejoignez vos bâtiments, messieurs.
Les trois commandants regagnèrent le pont et gardèrent le silence, le temps que Mulder, avec empressement, faisait appeler leurs canots. Fitzmaurice prit le premier la parole :
— Quand j’ai entendu le rapport du jeune Farquhar, j’étais sans espoir. J’avais l’impression d’avoir été ridiculisé, comme si tout ce que j’avais essayé de faire de ma vie avait été gaspillé. Mais en vous écoutant développer vos idées, ajouta-t-il à l’adresse de Bolitho, je me suis senti ragaillardi…
Il hésita un instant, puis poursuivit :
— Quince, mon premier lieutenant, a trouvé les mots justes à son retour des marais : il m’a dit que si vous aviez été au commandement de l’escadre, Lequiller n’aurait jamais pu quitter les côtes françaises !
Farquhar sourit :
— Espérons qu’il n’est pas trop tard pour faire amende honorable.
Bolitho aperçut le canot qui débouchait de sous la poupe du Telamon. Farquhar était égal à lui-même, songeait-il : si devant Pelham-Martin il s’exposait ouvertement, il refusait d’exprimer ses sentiments en présence de ses pairs.
Farquhar n’avait aucune crainte à avoir quant à l’entregent que Pelham-Martin pouvait avoir en dehors de la Navy. Son propre père possédait la moitié du Hampshire, et il descendait d’une longue lignée d’officiers supérieurs dont plusieurs avaient été amiraux. Mais faire montre d’une quelconque assurance qui pourrait ultérieurement être interprétée comme une preuve d’insubordination ou comme un signe d’incapacité à suivre à la lettre les ordres de son commodore était aussi étranger à sa nature que le fait de traiter un simple matelot en égal.
Un peu plus tard, alors que de la dunette de l’Hyperion il contemplait le Spartan qui, plus rapide, marchait en tête, Bolitho éprouva une pointe d’envie. Une frégate avait toujours un je ne sais quoi pour elle : rapide, indépendante, quasi douée de caractère, elle ne tardait pas à révéler des hommes dont les traits, le comportement vous étaient bientôt aussi familiers que le gréement. Gouverner un navire de ligne, c’était pour l’essentiel régner sur un monde étroitement concentré, où plusieurs centaines d’hommes entassés avaient beau se côtoyer à chaque heure du jour, ils demeuraient inexorablement séparés par la discipline et la hiérarchie. Et maintenant, même ce lien ténu qui le reliait au mode de vie qu’il aimait par-dessus tout semblait se défaire. Il en avait subitement pris conscience pendant qu’il exposait les principales lignes de son plan aux autres, et cela l’avait profondément troublé. Se retrouver seul maître à bord, quitter les dures réalités de la chasse à l’ennemi, des combats menés flanc à flanc que couronnent la victoire ou la destruction, et se trouver d’un coup dans la nécessité d’étudier les problèmes de stratégie, d’en analyser les effets sur les autres navires, sur une escadre dispersée, n’allait pas de soi. En exposant ses pensées les plus secrètes, qui pourraient plus tard être traduites en actes, il avait franchi une étape décisive dans sa carrière, et il le savait. La mise au point d’un plan d’action n’engageait pas seulement la vie du stratège, mais encore pouvait faire basculer une cause, voire compromettre l’existence d’une nation, et cela, Pelham-Martin, comme tant d’autres avant lui, avait bien été obligé de l’admettre.
Inch s’approcha et salua :
— Quels sont les ordres, commandant ?
Bolitho contemplait toujours le Spartan qui tantôt s’élevait, tantôt plongeait dans la succession irrégulière de crêtes moutonneuses.
— Je vais dans la chambre des cartes.
Il hésita : ce qu’il avait en vue, pour personnel que cela fût, était une nouvelle étape à franchir, tout aussi vitale.
— Faites prévenir le nouveau maître d’équipage, Selby, qu’il me rejoigne en bas.
Inch traîna les pieds, en proie à une évidente curiosité. Bolitho coupa court :
— Veillez à ce que je ne sois pas dérangé.
Il pénétra dans la petite pièce aux lambris sombres et s’appuya contre la cloison, tentant de calmer les doutes qui l’assaillaient. Les bruits habituels du navire étaient ici étouffés, et le claquement distant de la pompe semblait rythmer les battements de son cœur. On frappa à la porte.
— Entrez, dit-il.
Son frère s’avança jusqu’à la table à cartes. On le sentait sur ses gardes :
— Vous m’avez fait appeler, commandant ?
Bolitho saisit la première carte de la pile par le coin ; il mesurait ce que le silence entre eux pouvait avoir d’oppressant, et il lui semblait que le navire retenait son souffle.
— J’ai besoin d’informations, commença-t-il gravement, du même ton que si son interlocuteur eût été simple maître d’équipage. Jadis, quand vous serviez dans les Caraïbes…
Sa langue achoppa sur le mot « jadis ». Que de chagrin et d’incertitudes n’avait-il pas causés à leur père ! Il ajouta sèchement, le doigt sur la carte indiquant de sinueuses lignes :
— Quand vous commandiez le corsaire Andiron, vous devez avoir tiré parti de ces îles… Vous ne pouviez compter que sur vos propres ressources ! C’est bien le diable si vous n’êtes pas tombé sur des îlots ou des baies assez sûres pour vous permettre de faire reposer vos hommes ou procéder aux réparations nécessaires…
Son frère se rapprocha ; la lanterne tournoyante accusait la fatigue de ses traits.
— C’est bien loin, tout ça… Oui, je connaissais de nombreux mouillages de ce genre.
Bolitho fit le tour de la pièce, laissant glisser sa main le long des équipets et du cadre à l’anglaise qui se balançait.
— Vous connaissez Lequiller, bien sûr, et vous savez ce que nous faisons ici. J’imagine qu’il va faire réparer ses navires endommagés au combat avant de…
Il s’interrompit devant l’air pensif qu’affichait son frère.
— J’ai entendu beaucoup de choses. Que Lequiller s’est emparé du vaisseau du trésor et que vous avez l’intention de tout mettre en œuvre pour le retrouver. Les nouvelles vont très vite dans l’entrepont, comme vous savez !
— Quand vous étiez à Las Mercedes, avez-vous eu vent, d’une façon ou d’une autre, de ce qui se passait là-bas ?
— Pas vraiment. Nous avons vu les troupes s’exercer, et quand les navires français sont entrés dans la baie, il y a eu beaucoup d’agitation. J’ai tout de suite compris que cela signifiait pas mal d’ennuis pour nous en perspective.
Bolitho ne put contenir son amertume :
— Pour nous ? Voilà un revirement bien étrange !
Son frère le fixa avec gravité :
— Peut-être. Mais mon séjour à votre bord, aussi bref qu’il ait été, m’a réappris à vous connaître. Comme à Saint-Clar, quand les forçats se sont levés et vous ont acclamé.
Il grimaça :
— Un forçat, un matelot qui sert sur un vaisseau du roi, quelle différence ?… J’ai su ce qu’ils pensaient de vous.
Il regarda la carte :
— Ils vous suivraient n’importe où. Ne me demandez pas pourquoi et n’attendez pas de quiconque qu’il vous le dise. C’est quelque chose que vous avez en vous et que vous leur communiquez.
Il haussa les épaules :
— Mais là n’est pas notre affaire. Ce que je veux dire, c’est que je ne pense pas que vous deviez tout abandonner pour préserver la réputation de votre commodore.
— Je ne vous ai pas appelé ici pour avoir votre avis sur ce qui me pousse, rétorqua sèchement Bolitho.
Il tapota la carte :
— Eh bien ?
— Cet endroit-ci pourrait bien être le bon, indiqua Hugh. Les îles Pascua. A quelque cinquante milles au nord-ouest de Sainte-Croix.
Ses yeux brillaient d’un intérêt d’expert tandis qu’il se penchait sur la carte :
— Deux petites îles reliées par plusieurs îlots minuscules et tout un dédale de récifs. Un mouillage dangereux, de dernier recours habituellement. Le principal avantage pour lui, c’est qu’avec la douzaine de passes qui isolent les récifs, votre petite escadre sera par force mise en échec.
Son visage fatigué s’éclaira d’un léger sourire :
— Là-bas, j’ai plus d’une fois fait la nique aux frégates de Rodney.
Bolitho l’observait avec une soudaine compréhension et presque de la compassion. Hugh n’avait que quatre ans de plus que lui et pourtant il paraissait vieux et grisonnant, comme son père à leur dernière rencontre. Maintenant, il était là, revivant cette époque unique de sa vie où-en bien ou en mal, allez savoir-il avait accompli quelque chose. Il demanda calmement :
— Et vous, que feriez-vous ?
Son frère leva les yeux vers lui, son expression passant de la surprise à l’incrédulité.
— Une frégate pourrait toujours se glisser entre les récifs. Une attaque surprise forcerait probablement les vaisseaux au mouillage à prendre la mer par le chenal principal, au bout duquel vous pourriez les attendre !
Bolitho l’observa gravement :
— Il faut un homme de grande expérience pour mener un vaisseau à travers les récifs, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui connaisse le relèvement exact de chaque amer ?
L’autre le regarda ; ses yeux pétillants montraient qu’il avait compris :
— En effet. Ce serait folie, autrement. Quand j’ai utilisé ce mouillage pour la première fois, j’avais un vieux pêcheur mulâtre en guise de bosco. Il le connaissait assez bien et m’a transmis ce qu’il avait appris à ses dépens.
Bolitho se redressa :
— Le feriez-vous ?
Une lueur d’inquiétude dans les yeux de son frère lui fit ajouter précipitamment :
— Je sais que le risque est grand. Le commandant de notre unique frégate est Charles Farquhar. Il se peut qu’il n’ait pas oublié que vous l’avez vaincu…
— Je me souviens de lui, c’était un jeune et impertinent freluquet !
— Mais si tout se passe bien, cela pourrait vous valoir une complète absolution, une dernière chance pour vous !
Son frère sourit tristement :
— C’est bien ce que disent beaucoup de vos hommes : vous ne pensez jamais à vous en premier.
Et, campé des deux mains sur la table :
— Quant à moi, figurez-vous que pour une fois, je ne pensais pas à moi. Ne comprenez-vous pas que si Farquhar ou n’importe qui a vent de ma présence, cela signifiera votre perte ? Cacher un fugitif… un traître !… il n’en faut pas plus pour être crucifié !
Comme Bolitho ne répondait pas, il ajouta avec chaleur :
— Pensez à vous ! Arrêtez de vous soucier de votre maudit commodore, de moi et de tous les autres ! Pour cette fois au moins, contentez-vous de prendre soin de vous !
Bolitho détourna le regard :
— Bien, c’est décidé. Quand nous atteindrons Sainte-Croix, j’informerai le commodore. Peut-être ne trouverons-nous rien là-bas. Mais nous pourrons toujours aviser.
Son frère se dirigea vers la porte :
— Il n’y a qu’un seul homme qui ait jamais su tirer partie de ma présence aux Caraïbes. Peut-être aurez-vous une nouvelle fois cette chance…
— Merci, répondit Bolitho.
Mais lorsqu’il tourna la tête, la chambre des cartes était vide.